DOCERE

Georges Bernanos

« — Tu as reçu le baiser d'un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main. Je t'ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud! Ne t'effraye pas pour si peu : j'en ai baisé d'autres que toi, beaucoup d'autres. Veux-tu que je te dise? Je vous baise tous, veillants ou endormis, mort ou vivant. Voilà la vérité. Mes délices sont d'être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures! À parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l'essence - dans le triple recès de vos tripes - moi, Lucifer... Je vous dénombre. Aucun de vous ne m'échappe. Je reconnaîtrais à l'odeur chaque bête de mon petit troupeau. »

— Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, éd. Pocket, p. 177

« — Sachez-le, mon enfant. Depuis des mois, je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d'hésitation. Cependant j'ai vu clair, dès le premier jour. Certaines grâces vous sont prodiguées comme avec excès, sans mesure : c'est apparemment que vous êtes exceptionnellement tenté. L'Esprit-Saint est magnifique, mais ses libéralités ne sont jamais vaines : il les proportionne à nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper : le diable est entré dans votre vie.
L'abbé Donissan se tut encore.
— Ah! mon petit enfant! Les nigauds ferment les yeux sur ces choses! Tel prêtre n'ose seulement prononcer le nom du diable. Que font-ils de la vie intérieure? Le morne champ de bataille des instincts. De la morale? Une hygiène des sens. La grâce n'est plus qu'un raisonnement juste qui sollicite l'intelligence, la tentation un appétit charnel qui tend à la suborner. À peine rendent-ils ainsi compte des épisodes les plus vulgaires du grand combat livré en nous. L'homme est censé ne rechercher que l'agréable et l'utile, la conscience guidant son choix. Bon pour l'homme abstrait des livres, cet homme moyen rencontré nulle part! De tels enfantillages n'expliquent rien. Dans un pareil univers d'animaux sensibles et raisonneurs il n'y a plus rien pour le saint, ou il faut le convaincre de folie. On n'y manque pas, c'est entendu. Mais le problème n'est pas résolu pour si peu. Chacun de nous — ah! puissiez-vous retenir ces paroles d'un vieil ami! — est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l'être, une effusion d'amour qui fait de la souffrance et du renoncement l'objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l'avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l'animalité, son incompréhensible nostalgie. Hé! qu'importe l'expérience, accumulée depuis des siècles, de la vie morale. Qu'importe l'exemple de tant de misérables pécheurs, et de leur détresse ! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimé pour lui-même, et servi. »

— Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, éd. Pocket, p. 242

« On ne compromet son salut qu'en s'agitant hors de sa voie. Là où Dieu nous suit, la paix peut nous être ôtée, non la grâce. »

— Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, éd. Pocket, p. 246

« Le péché entre en nous rarement par force, mais par ruse. Il s'insinue comme l'air. Il n'a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par dedans. Pour quelques misérables qu'il dévore vifs et dont les cris nous épouvantent, que d'autres sont déjà froids, et qui ne sont même plus des morts, mais des sépulcres vides. Notre-Seigneur l'a dit : quelle parole, Sabiroux!
L'ennemi des hommes vole tout, même la mort, et puis il s'envole en riant. »

— Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, éd. Pocket, p. 303